La science est-elle manipulée par l’industrie et les intérêts économiques ? Oui, nous explique ce livre. Et ce n’est pas prêt de s’arrêter. Au contraire…
8 millions de morts par ignorance
“Aujourd’hui, des industriels parviennent à occulter des faits et fabriquer des idées trompeuses en recourant à des arguments puisés dans la science elle-même. Cette instrumentalisation de la science permet de transformer l’outil voué à produire de la connaissance en machine à fabriquer du mensonge et de l’ignorance.” (p. 369)
Stéphane Foucart, journaliste scientifique au journal Le Monde, a fait de la tromperie scientifique son cheval de bataille. Dans sa ligne de mire, ces scientifiques et experts soutenus par les industriels, qui entretiennent la polémique sur des sujets mettant en péril les intérêts de leurs financiers.
Pour comprendre le danger de telle pratiques sur notre société, il suffit de se rappeler un cas d’école : l’industrie du tabac qui a réussi à maintenir le doute sur la nocivité du tabac, de la nicotine, puis du tabagisme passif. “Pendant près de quatre décennies, ceux que l’on surnomme Big Tobacco ont financé des milliers de projets de recherche en fonction de leur intérêt stratégique.” (p. 24) Le but n’étant pas de faire avancer les connaissances, mais bien de “[…] faire du doute scientifique l’un des moteurs de la démarche scientifique, un instrument de communication pour ralentir le rythme d’acquisition des connaissances, et surtout sa perception par les décideurs puis le public.” (p. 55)
Et ça fonctionne. Ainsi, la reconnaissance du caractère cancérigène du tabac, en 1964 aux États-Unis, aurait dû arrivé dix ans plus tôt. On estime à huit millions de morts les dégâts dues à cette prise de conscience sur le tard.
Des recettes qui marchent
Ce que le Big Tobacco a fait est devenu une source d’inspiration pour d’autres industries. Et on retrouve parfois les mêmes acteurs – cabinets d’avocats, scientifiques, dirigeants – pour semer le doute dans les grands débats comme le réchauffement climatique, les OGM, l’extinction des abeilles ou les maladies endocriniennes.
Les recettes sont les suivantes :
- Financer des travaux de recherche qui permettent de “diluer un problème par la documentation d’autres problèmes“. Comme le rôle des prédateurs naturels sur les abeilles, le caractère génétique du cancer, ou le rôle du soleil sur le climat.
- Surmédiatiser les travaux susmentionnés (publication dans les revues, colloques, annonces dans la presse), pour faire croire à un équilibre entre les différentes théories qui s’affrontent.
- Monter des organisations ou des think tanks au nom ronflant pour donner des “avis éclairés” . Comme le Global Warming Policy Fundation (industries du pétrole et du charbon), l’International Center for a Scientific Ecology (industries de l’amiante et du tabac), l’International Commission on Plant-Bee Relationships (industries chimiques).
- Monter des initiatives et les faire passer pour des mouvements contestataires de scientifiques, comme l’appel d’Heidelberg.
- Placer des gens en conflit d’intérêt dans des organes de décisions, comme dans la contestée EFSA.
Deux et deux font cinq
“La saga des insecticides systémiques restera probablement comme le plus vaste détournement de la démarche scientifique entrepris depuis les années 1960 […] Désormais, une grande part de la population et de leurs représentants politiques doutent sérieusement qu’imprégner de neurotoxiques des plantes cultivées sur des millions d’hectares puisse avoir le moindre effet sur les abeilles et les pollinisateurs.” (p. 278)
L’extinction des abeilles fait partie des grandes préoccupations de ce XXIème siècle. Mais l’industrie agrochimique “organise la cécité” en employant toutes les méthodes décrites plus haut.
Et les apiculteurs se demandent pourquoi c’est un organisme non officiel, l’International Commission on Plant-Bee Relationship, qui dicte les recommandations pour faire des recherches sur cet hécatombe ? “Lorsqu’on voit les trésors d’ingéniosité déployés par les chercheurs des organismes publics dans leurs protocoles expérimentaux, on ne peut qu’avoir inconsciemment à l’esprit qu’il n’est pas si évident que les insecticides tuent les insectes.” (p.282) Donc voilà : c’est pas sûr que les insecticides tuent les insectes !
Et deux et deux font cinq, expliquaient les fonctionnaires du Parti, dans “1984” de Georges Orwell.
La force de l’incertitude
“La science est fragile” , nous écrit l’auteur. Avec son livre, nous appréhendons la difficulté d’arriver à des conclusions irréfutables, et c’est là-dessus que joue l’industrie du mensonge.
Mais ne croyez pas que c’est toujours l’industrie qui brouille les cartes : le camp adverse utilise parfois les mêmes techniques. Il en est ainsi avec l’étude de Séralini et ses fameux rats atteints de tumeurs après avoir consommé du maïs transgénique. “[l’étude] a été construite pour produire de l’incertitude” (p. 341) : il aurait fallu plus de rats, et surtout pas cette race (le Sprague-Dawley), connue pour développer spontanément des tumeurs mammaires.
Je referme ce livre avec un goût amer : alors que nous vivons dans une société d’information, la vérité et le savoir sont corrompus par des intérêts économiques.
Et ce n’est pas la dernière phrase du livre qui me rassurera : “[…] l’incertitude et l’ignorance sont devenus bien plus que ce qu’ils étaient dans les siècles passés. Ce ne sont plus seulement des instruments de pouvoir et de domination. Elles sont devenues des forces capables de modeler la face du monde.”
“La Fabrique du mensonge”, Stéphane Foucart, 405 pages, Folio