Associations bidon
Science and Environmental Policy Project, Global Climate Science Communication Team, Wise Use, Conseil pour la science et les technologies agronomiques, Keep American Beautiful, Institut pour la santé des animaux : voilà quelques exemples de vénérables institutions ou campagnes d’information qui ne lésinent pas sur les moyens pour nous donner de sages conseils et remettre les pendules à l’heure…
“Vénérables”, ai-je écrit ?
En fait non : en coulisse de ces messes de la bonne parole nous trouvons les sociétés les plus polluantes et les moins éthiques de la planète, ou à défaut les plus polémiques. Cigarettiers, industries agro-alimentaires et d’OGM, industries du pétrole, du nucléaire, de la chimie, pharmaceutiques : ils ont tous intérêt à contredire des études qui leur portent ombrage, à discréditer les écrits de journalistes indiscrets, à infiltrer les mouvements contestataires, à changer l’opinion publique, à mettre la pression sur les législateurs.
Une guerre à armes inégales
Toutes ces pratiques, appelées “lobbying”, font l’objet du livre “L’industrie du mensonge (relations publiques, lobbying et démocratie)”, écrit par John Stauber et Sheldon Rampton. Si le livre date de 1995 et ne porte que sur les pratiques en Amérique, sa réédition française (2012) a le grand mérite d’être complétée, en fin de chaque chapitre, par des notes et des remarques actualisant les propos, ou donnant des faits sur le territoire français.
Le lobbying est une pratique qui m’a toujours dérangé : d’aucuns disent qu’il fait partie du jeu démocratique, et que les associations ou mouvements de contestation, dans n’importe quel domaine, en usent aussi.
Mais à la lecture de cette enquête, on prend vite la mesure de l’argent que les industries toutes-puissantes dépensent pour imposer leurs idées. Par rapport aux moyens de leurs adversaires, c’est David contre Goliath : aucun équilibre dans cette guerre de l’information et d’influence.
Journalistes sous pression
C’est d’autant plus vrai que le métier le plus emblématique d’une vraie démocratie, à savoir celui de journaliste, est de plus en plus sous le contrôle de multinationales achetant la presse, les éditions et les télévisions. “Ils sont beaucoup plus étroitement surveillés que le public qu’ils sont censés informer…” (p. 313). A côté de cette pression sur les journalistes, nous avons des pratiques douteuses comme celles de donner aux télévisions des reportages préfabriqués (p. 311) : des “packages” faits par des sociétés de production dont il vaut mieux ne pas connaître le financement. Ces packages contiennent une émission complète, montée, avec un dossier indiquant où le journaliste de studio peut intervenir ainsi que des suggestions sur quoi dire. Ils contiennent aussi les images brutes que la télévision peut monter à sa guise : ça c’est pour les grandes, celles qui veulent faire croire qu’elles font encore du journalisme d’investigation.
Votons contre l’assurance santé
Avant cette lecture, je m’imaginais le lobbying comme des personnes en costume, bien propres sur eux, harcelant les parlementaires dans les couloirs de nos institutions…
En fait c’est un peu comme cela en Europe. Mais aux États-Unis le lobbying est devenu une science pour changer l’opinion publique, pour que celle-ci fasse pression sur le législateur. Ainsi cet exemple où à son époque, Bill Clinton voulait réformer le système de la santé (p. 291). Il avait de grandes chances de réussite : son parti, quelques républicains, et l’opinion publique y étaient favorables. C’est alors que les sociétés d’assurances et pharmaceutiques ont lancé une campagne d’informations (dont notamment la vidéo “Harry and Louise” dont l’argument était… que ça entraînerait des tracasseries administratives !). Un système diabolique (p. 296) consistait à inviter les gens à téléphoner à un numéro vert (affiché après une publicité contre la réforme, évidemment) : ils étaient accueillis par un télévendeur qui, après quelques mots, les transférait au représentant local du congrès… Celui-ci recevait alors l’appel d’un citoyen en colère, sans connaître tout le cheminement ! Et c’est ainsi que les Américains en sont venus à dire : non, nous ne voulons pas de cette réforme de l’assurance santé.
L’arnaque de l’information
Ah cette “industrie du mensonge”, c’est un sujet vaste, et je le traverse en zigzag sans savoir où donner de la tête : espionnage, introduction d’agents perturbateurs dans les ONG, faux témoignages, paroles d’experts inexistants, opinions d’associations bidons, faux rapports, campagnes de dénigrement, faux représentants…
Quant aux instigateurs, ne croyez pas qu’il ne s’agit que de grosses industries : ce sont aussi des dictateurs voulant se donner une bonne image en dehors de leurs frontières, des gouvernements voulant justifier une offensive militaire, des partis politiques voulant contrecarrer des projets de loi…
Quand je suis arrivé à la fin du livre, je me suis dit “certes, mais maintenant nous avons Internet, et donc accès à toute l’information que nous voulons pour nous faire une opinion”. C’était sans compter le dernier chapitre annexé à l’édition française, qui nous explique que la fausse information est introduite en masse, par les mêmes acteurs, et que par toutes les ficelles du référencement, celle-ci arrive en tête dans les moteurs de recherche !
Pauvre démocratie
J’ai refermé ce livre en me disant que, décidément, on ne mesure pas les moyens déployés pour forger nos idées. Certes, tout cela se passe principalement dans le pays le plus libéral de notre planète, mais celui-ci est souvent pris pour modèle et nous montre ce qu’il pourrait nous arriver. On est pour ou on est contre les principes de ce pays, mais je termine par un dernier fait qui justifie ma place dans le deuxième camp : près de la moitié des membres du Congrès, sénateurs et représentants sont millionnaires (p. 267). Ont-ils les mêmes intérêts que la population ? Permettez-moi d’en douter, et de conclure comme les auteurs qu’un autre pouvoir se substitue à la démocratie…
“L’industrie du mensonge” (John Stauber & Sheldon Rampton), Elements (Agone), 408 pages.